Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 6 septembre 2015

L’âme de Genève, évoquée par Gonzague de Reynold, et suggérée par Camille Corot

            Nous avons une grande dette de reconnaissance envers les peintres et les écrivains qui, à partir du XVIIème siècle pour les premiers, et du siècle suivant pour les seconds, commencèrent à prendre pour thèmes de leurs œuvres leurs patries d’origine ou leurs terres d’adoption. Grâce à eux, nous pouvons encore entrevoir ce que fut, et peut-être demeure l’âme des cités et des campagnes de la vieille Europe, avant la défiguration systématique auquel elles furent soumises, depuis un demi-siècle, par l’urbanisme à l’américaine et la démocratie de masse. Par l’intermédiaire de ces tableaux et de ces textes - pour ceux, fort peu nombreux, qui savent encore voir et lire - certaines rues et certains sites se transforment alors en palimpsestes qui, éclairés à la lumière de ces œuvres anciennes, laissent apercevoir la vérité secrète qu'ils cèlent aux profanes.
            Comme tant d’autres vieilles cités, Genève est devenue, depuis la fin des années soixante, une grosse ville assez laide, où la modernité coûteuse et prétentieuse des constructions récentes est venue s’ajouter à une certaine lourdeur helvétique des années vingt ou cinquante : qu’il suffise de penser à la place Cornavin ou aux quais de la rive gauche. Seule la ville haute fait exception, avec quelques rues circonvoisines du XIXème siècle, autour des Bastions et des Tranchées. Il n’en fut pas toujours ainsi, comme vont nous le prouver Gonzague de Reynold et Camille Corot. Du premier, nous citerons un extrait de Cités et pays suisses ; et du second, nous montrerons un petit tableau, Genève – vue d’une partie de la ville, qui se trouve à Philadelphie. Nous nous élèverons ainsi au-dessus de la pesante tristesse du temps présent, puis, lucides quant à la nature presque irrémédiable de la décadence où nous avons été plongés, nous invoquerons cette Beauté qui est un des noms de Dieu[1], et nous lui demanderons de nous faire miséricorde au soir de cette vie.

« Le charme de Genève est celui d’une cité latine. Elle en possède les caractères, non les plus apparents, mais les plus profonds : une simplicité noble, une sobriété un peu froide, une harmonie un peu monotone, une élégance discrète, et quelque chose d’élevé qui parle et qui entretient.
Chaque ville a son heure d’intimité, une heure où sa beauté particulière se dévoile. Paris, quand le soleil, rayonnant à travers les Champs-Élysées, évoque des cortèges de rois. Les vieilles bourgades allemandes – auvents, toits aigus, petites maisons, grandes églises – aiment les nuits silencieuses, après le couvre-feu, lorsque, par le vent agitée, la lumière d’une lanterne, à l’angle d’une rue, ranime la fresque d’un Rathaus. Il faut à Berne les après-midi d’été, à Fribourg les matins secs et clairs d’hiver. L’heure de Genève est, me semble-t-il, une matinée d’arrière-automne ou de fin de printemps.
Car le charme, tout en nuances, de Genève a besoin d’un air un peu âpre, d’une lumière tempérée d’un peu d’ombre. Ce charme ne se révèle qu’à des âmes sensibles, à des esprits délicats et cultivés. Il faut, pour le sentir, une certaine civilisation.
L’atmosphère bleue – l’azur estompé d’un ciel brumeux mais sans nuages, et d’un lac frissonnant doucement, tout pailleté de lueurs blanches – est à cette ville singulièrement propice. Les pierres de sa cathédrale et de ses maisons prennent alors les teintes de l’air, de l’ombre et des eaux. Les détails superflus s’effacent, les parties les plus opposées se composent : arriver à Genève par le lac, c’est se trouver en face d’un tableau classique.
Il faut savoir entrer dans les villes. Lorsqu’un fleuve navigable les traverse, ou lorsqu’un lac baigne leurs murs, prenez la voie du lac ou du fleuve… La nativité de Genève n’est point du rocher, mais des ondes. À l’origine, sous la domination romaine, quand Genève était un simple village administré par des édiles viennois, un corps de bateliers y avait son siège : sans doute leurs barques ne devaient point être sensiblement différentes des larges barques qui, avançant avec lenteur sous leurs voiles rapiécées, transportent les grands blocs de Meillerie.
[…]
La rusticité, le sentimental, le pittoresque détonnent donc à Genève : preuve de grandeur, d’élégance et de noblesse classiques, comme aussi de simplicité huguenote. Ces caractères entre eux s’harmonisent. On les retrouve toujours dans l’ensemble de banalités neutres mais qui, du moins, ne sont pas discordantes. Les quais de Genève, par exemple, n’ont rien de beau en eux-mêmes, mais en s’y promenant on assiste à des spectacles héroïques : le départ d’une longue barque aux voiles gonflées, le vol d’un cygne illuminé par le soleil, l’entrée dans le port d’un vapeur illuminé par le soleil éclatant du soir, et dont les hélices semblent faire jaillir de la lumière. La vertu de tels tableaux, c’est d’évoquer immédiatement l’Antiquité, la victoire de Samothrace, l’Odyssée, les pastorales de Théocrite, le vers de Virgile : fluctibus et fremitu assurgens Benace marino, et l’ode d’Horace : O navis, referent in mare te novi fluctus ! On comprend alors ce que représente, dans la latinité, le lémanisme, et ce qu’il doit être. On comprend pourquoi le Léman et Genève se rattachent à cet ensemble de pays et de cités, à la fois alpestres et lacustres : Annecy et son lac, Orta et le Crusio, Locarno et le Verbano, Lugano et le Ceresio, Côme, Bellaggio, et, plus au-delà, les lacs de l’Engadine et le sauvage lac de Garde. Genève, capitale du Léman, est, par son architecture et son paysage, un relais entre l’Italie et la France. »

Gonzague de Reynold, Cités et pays suisses,
éd. définitive, Lausanne, Payot, 1948, p. 40-41 et 45.


Et voici l’une des nombreuses toiles que Corot a dédiées à Genève. On y reconnaîtra l’une de ces voiles latines évoquées par Reynold, ainsi qu’une atmosphère qui révèle la fin du printemps : le grand arbre du premier plan n’a plus de fleurs, mais son feuillage encore très vert montre que l’été n’est pas encore venu.

 
Camille Corot, Genève - vue d'une partie de la ville, 26 x 35,2 cm, 1839 ;
Philadelphie, Museum of Art.




[1] Cf. S. Thomas, Summa theologiae, Ia, q. 39, a. 8, c.

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